Auteur : Anne-Sophie Gouyen
revueAnnée : 2025Editeur : SOCIETE D EDITIONS ARCHITECTURALES SEA SOSIET EDISION ARCHITEKTURALDescription : Étonner la catastrophe
« Depuis des mois, un sentiment n’a cessé de grandir en moi, en voyant chaque jour les images tournées à Gaza. Sentiment de quelque chose à faire, que je ne fais pas et qui rend dérisoire, et même lâche, l’acte d’écrire. J’écrivais comme si je n’avais pas vu (...) que pour eux, la réalité est maintenant la mort et non plus la vie »1, exprime Annie Erneaux. Serait- il alors dérisoire de consacrer un numéro entier à la thermique de nos bâtiments ? Est-ce encore bien correct de (se) souhaiter notre bien être ? Est-ce en fait acceptable, ou notre confort devient-il indécent, voire insultant ? Et n’est-il pas trop injuste de réfléchir à comment ne pas avoir trop chaud (page 41), quand d’autres n’ont même plus de toit ? Certain·es parce qu’on leur préférerait une Riviera, d’autres parce qu’iels se font expulser sans sourciller. Ailleurs encore parce qu’iels sont les rescapé·es d’un cyclone qui leur a emporté leur couverture.
Mais Julien Beller répond à ces interrogations lorsqu’il choisit de citer, en en-tête de son site : « Rechercher le plaisir, éviter la peine, c’est le fait général du monde organique. C’est l’essence même de la vie. Sans cette recherche de l’agréable, la vie serait impossible. L’organisme se désagrégerait, la vie cesserait. »2 Ainsi, il devient possible de faire cohabiter, dans un même numéro, des questionnements d’intensités très différentes. Et d’enfin rédiger l’introduction de ces pages, qui mêlent des réalités bien éloignées les unes des autres, de Marseille aux États-Unis ou de Mamoudzou à Rosny. De projets de destruction du lien entre les peuples et leur environnement à des idées rafraichissantes de bien-être et de chaleur humaine. Mais il n’en reste pas moins que nous sommes beaucoup à partager la crainte d’un avenir plongé dans un climat hostile qu’il soit d’ordre politique, comme météorologique.
Alors, chaud devant ! Parlons-en. Dire est de la plus haute importance pour ne pas plonger dans une rapide normalisation des vies dégradées, comme peut le soulever Jane (page 10) dans son université aux États- Unis : « je réalise à quel point tout a été si vite normalisé, qu’on est tous déjà totalement blasés, et que je n’y vois plus très clair ». Ou encore Nicola Delon à Mayotte (page 15), soulignant une très rapide « acceptation de la catastrophe ». Mais ne nous méprenons pas, nommer ne banalise pas. Et cette accoutumance au désespoir3, qui peut être progressive et assez discrète, rappelle la fable de la grenouille qui, plongée dans l’eau chaude s’échappe d’un bond, mais qui s’engourdit si on la porte progressivement à ébullition. Réagissons, prévenons. Comme l’écrivait Hugo, affrontons la puissance injuste et insultons la victoire ivre. Tenons bon dans le climat chaud qui s’annonce et tenons tête au show que certains veulent imposer. «Refusant d’être brisée par les silences les plus abjects, la voix qui s’ élève, je la souhaite puissante et déterminée ».4
1. La grande librairie : Droit dans les yeux
2. Pierre Kropotkine, La Morale anarchiste
3. Que l’on nomme plus communément « mode dégradé »
4. Annie Ernaux, ibid